Avicenne

Avicenne
Avicenne
    Avicenne (Ibn-Sîna) (980-1036) a bien précisément tous les caractères du philosophe musulman : il est d’origine persane ; il naît à Bokhara, dont son père est gouverneur ; de profession, il est médecin, et son Canon de Médecine est longtemps resté classique en Europe ; lui-même, il est vizir à Hamadan, puis à Ispahan. Il ne faut pas chercher beaucoup d’originalité chez lui : la plupart des thèses qu’il expose l’ont été par Al Farâbi. Au reste il n’y prétendait pas. Au début d’Al Schifâ (la Guérison), sorte d’encyclopédie philosophique, résumé dans Al Nadjah (la Délivrance), il fait cette déclaration caractéristique : le péripatétisme qu’il y expose n’est pas la vérité tout entière : cette vérité, nous dit-il, est contenue dans sa Philosophie orientale. Cela suppose qu’il y a comme différents niveaux de l’esprit auxquels la vérité apparaît de plus ou moins près. C’est à un de ces niveaux que s’est placé Aristote, et il s’agit donc surtout d’exposer fidèlement sa pensée.
    Cet aristotélisme est mis dans les cadres du néoplatonisme : vaste hiérarchie, stable et fixe, allant de Dieu aux êtres sublunaires, en passant par les cieux et leurs intelligences motrices, et faisant voir la destinée de l’âme humaine dans un retour vers les Intelligences dont elle est issue. Dieu, être nécessaire et unique parce qu’il est nécessaire, est une Intelligence où s’identifient le sujet, l’objet, et l’opération par laquelle le sujet appréhende l’objet. Étant principe de toutes choses, il connaît toutes choses dans leur singularité, même les choses variables et corruptibles, mais non pas sous leur forme corruptible. Il est aisé de reconnaître, en ce Dieu, un composé du Dieu d’Aristote (la Pensée de la pensée), et de l’Intelligence des néoplatoniciens qui renferme les modèles éternels des individus. Avec Plotin, Avicenne refuse à Dieu toute autre action qu’une action nécessaire ; la volonté réfléchie est au-dessous de sa perfection ; car pareille volonté suppose que l’on tend vers quelque chose que l’on ne possède pas ; elle implique imperfection ; pas non plus de providence singulière s’exerçant en vue de chacun de nous. Ajoutons ce principe, également platonicien, que tout effet produit est inférieur à la cause qui l’a produit, et nous verrons se dessiner, à partir de Dieu, la série hiérarchique des êtres issus nécessairement l’un de l’autre : intelligences, âmes, corps célestes incorruptibles, corps corruptibles, dont chacun n’est pas fait, comme on le prétend parfois, en vue de celui qui le suit, mais est une conséquence nécessaire de celui qui le précède. L’éternité du monde est une suite de cette thèse : « Il y a une preuve rigoureuse que les cieux sont incréés, dit Avicenne, c’est leur incorruptibilité » ; mais comment accorder cela avec la thèse coranique du Dieu créateur ? « Ce qui est enseigné dans l’Écriture, répond Avicenne, veut dire seulement qu’ils ne sont pas la cause de leur existence, mais que la cause de leur existence les a précédés, à savoir leurs intellects immatériels ; si, dans l’Écriture, il est question d’antériorité dans le temps, c’est une remarque pour ceux qui savent comprendre. Il est dit, dans le Coran, que le trône de domination est avant toutes les choses existantes, c’est-à-dire que leur cause était et est plus sublime qu’elles. »
    Dans cette chaîne d’êtres nécessaires, il faut distinguer la nécessité du premier des êtres de celle des suivants : les suivants, pris en eux-mêmes, sont simplement possibles, et ils ont besoin d’un autre être qui les fasse exister d’une manière actuelle. C’est le grand principe de la métaphysique d’Aristote : « Aucun être en puissance ne peut passer à l’acte sinon sous l’influence d’un autre être déjà en acte, » ce qui suppose un acte pur au sommet de la hiérarchie. L’acte pur est devenu l’être nécessaire, et l’être en puissance, le possible. Si l’on ajoute, avec le néoplatonisme, que l’être nécessaire agit aussi d’une manière nécessaire, on en conclura que l’être qui, de possible, devient existant sous son influence, est lui-même nécessaire, mais d’une nécessité dérivée. Comme le dit Algazel, dans son exposé de la philosophie : « Ce mode d’existence auquel correspond cette question : Est-elle ? est un accident de ce qu’est la chose elle-même, c’est-à-dire de ce dont on demande : Qui est-elle ? Or tout accident est un effet produit. » De là résulte que l’être premier dont l’existence est nécessaire par elle-même est incomparable avec les êtres qui tiennent de lui l’existence : ce qui revient en somme à l’affirmation du principe de causalité et de l’existence d’une cause première.
    Cette dualité entre le possible et l’existant n’est pas du tout, comme il le paraît à Duhem, la dualité entre l’essence et l’existence : le cheval possible n’est pas même chose que l’équinité. Le sujet du possible est en effet lui-même existant en tant qu’il a reçu l’existence d’autre chose que soi ; le possible est défini d’une manière purement négative, ce qui n’est pas par soi : tout au contraire, une essence, l’animal pris en soi, est une nature positive et existante en Dieu ; « son existence est proprement appelée existence divine (esse divinum) ; en effet la cause qui fait qu’une chose est ce qu’elle est provient de la représentation de Dieu ».
    L’action qui fait passer un possible à l’existence peut se produire éternellement, comme dans le cas des intelligences motrices et de leur sphère : c’est cette action éternelle, passage du non-être à l’être, qui est proprement la création, puisqu’elle ne suppose nulle matière préexistante : chez Avicenne, contrairement à la doctrine chrétienne, la création ne peut être qu’éternelle ; et en revanche le passage du possible à l’être, qui commence et se termine dans le temps, est non pas création mais génération : la génération suppose, elle, une matière préexistante, et ce qui explique le caractère temporaire de cette action, c’est que la matière est plus ou moins bien disposée à la recevoir. Dans le néoplatonisme arabe, en effet, la cause première et les causes créées qui dépendent d’elles, intelligences motrices et cieux, agissent immuablement d’une action éternelle, comparable à un rayonnement ; et les essences qui sont en Dieu sont toujours prêtes à produire leur plein effet. Ces causes ne sont pas comme des volontés qui prendraient à un certain moment la décision d’agir : « Leur but n’est pas de produire quelque chose d’inférieur à elle, mais d’être elles-mêmes dans la plus grande noblesse et dignité possible. » Mais la matière doit être préparée à la recevoir. Pour qu’un être vivant existe par exemple, il faut une mixtion déterminée d’éléments qui, une fois préparée comme il faut, accueillera telle âme spécifiquement et même individuellement déterminée.
    Resterait à voir de quelle façon les choses sublunaires, composées de matière et de forme, émanent des cieux, comme les cieux ont émané de la cause première. Car matière et forme ne peuvent être causes l’une de l’autre, et, d’autre part, elles sont inséparables et doivent venir d’une même cause. En considérant les éléments dont tout est composé, il faudra dire qu’il y a en eux quelque chose d’un, qui est la matière, et une diversité de formes : au gré d’Avicenne, on aura suffisamment expliqué leur origine lorsque l’on aura déterminé ; dans les cieux d’où elles doivent émaner, quelque chose d’un et d’identique, qu’on nommera pour cette raison cause de la matière, et quelque chose de divers, qu’on appellera cause des formes. Ce qui est identique en tous les cieux, c’est le mouvement circulaire ; cette chose identique produira un effet un par l’intermédiaire de la dernière des Intelligences ; « de cette Intelligence, par l’effet de l’accord des mouvements célestes, découle une certaine chose (la Matière) dans laquelle toutes les formes du monde inférieur se trouvent inscrites d’une manière passive ; » et là diversité des formes dérive aussi de cette Intelligence avec le concours des divers corps célestes dont chacun imprimera sur la matière une forme différente. Bref, Avicenne accommode le fatalisme astrologique avec la théorie de l’émanation.
    Dieu, le ciel créé éternellement et tout immatériel, une région sublunaire faite d’êtres composés de forme et de matière, et, partant, soumis à la naissance et à la corruption, tel est le monde d’Avicenne. Dans ce monde, l’âme humaine occupe une certaine place, d’où résulteront la nature et les limites de sa connaissance. La connaissance qui convient à l’âme est certainement autre que les sensations ; pourtant, à cause de son rang dans la hiérarchie, elle ne peut (contrairement aux intelligences séparées) connaître les intelligibles que par les sensibles : séparée du corps, elle pourra sans doute connaître sans cet intermédiaire, comme, déjà actuellement, l’homme connaît dès l’enfance les principes premiers sans l’aide des sens ; alors seulement, elle pourra connaître son essence : « Ce qu’elle imagine actuellement n’est pas sa quiddité ni son essence, ce n’est qu’un objet des sens ». D’une manière générale, la connaissance des essences est refusée à l’âme humaine ; elle peut en revanche connaître des « propres », et, par eux, elle est capable de raisonner sur des réalités dont elle ignore la nature. Par exemple, elle sait, de l’être premier, qu’il est nécessaire, et elle peut par raisonnement en conclure qu’il est un, et tous ses autres attributs ; nous ne connaissons pas pour cela « celui à qui il appartient d’être par soi ». De même de la substance, nous savons qu’elle est l’être qui n’est pas en un sujet ; du corps, qu’il a trois dimensions ; de l’animal, qu’il possède la puissance de connaître et d’agir ; mais d’aucun de ces êtres nous n’atteignons l’essence, pas plus d’ailleurs que celle des cieux ni des éléments. Le savoir de l’âme reste donc à la superficie : « l’être divin » de l’essence nous est caché, et nos raisonnements ne portent que sur des caractères abstraits et détachés des choses ; dans la définition, toujours composée, notre intelligence divise en parties ce qui ne l’est pas.
    Il faut tenir compte de cette place et de cette capacité limitée de l’âme, lorsque l’on étudie la doctrine de la connaissance intellectuelle, qu’Avicenne, à son tour, tire du De anima d’Aristote. L’âme raisonnable, que l’on appelle aussi intellect matériel, ou en puissance, ou possible, est la capacité d’appréhender les intelligibles ; cet intellect se trouve dans toute l’espèce humaine, et il est par lui-même, comme la matière, vide de toute forme. Les formes arrivent en lui de deux manières : soit qu’elles dérivent d’une émanation divine, sans l’aide de l’instruction ni des sens, et c’est ainsi qu’arrivent les premiers principes communs à tous, tels que : le tout est plus grand que la partie ; soit au contraire qu’elles viennent des sensibles par une opération d’abstraction. Considérons à part ce second mode d’acquisition : son but est de dégager des sensibles les universaux qui se rangent sous les cinq rubriques de Porphyre et à partir desquels on peut définir et raisonner sans plus avoir recours aux sens : dès lors « l’intelligence agit par soi, en dépouillant les formes de la matière chaque fois qu’elle l’aura voulu » ; l’intelligence, pensant actuellement les formes, est l’intelligence en acte, identique, selon le mot d’Aristote, à l’objet qu’elle pense. Mais l’intellect en puissance ne devient ainsi intellect en acte que sous l’influence d’une Intelligence active et impérissable qui est comme une lumière qui éclaire les données sensibles conservées par l’imagination.
    Telle est la seconde voie normale de la connaissance intellectuelle ; l’intelligence en puissance reçoit, des sens, le contenu de sa connaissance, et, de l’Intellect actif, le pouvoir d’abstraire : remarquons à quel point elle diffère de la connaissance infuse des premiers principes donnée par la première voie, connaissance dont nous avons marqué les limites et l’insuffisance. Avicenne admet que ces deux voies se disent de l’âme encore attachée au corps. Il pense en revanche que l’âme parfaite, en sortant du corps, peut acquérir de nouvelles perfections par une union plus intime avec l’intelligence agente : dès cette vie, il voit, dans le songe, l’expérience d’un état où cette séparation a lieu. Or, tandis que, dans la connaissance intellectuelle ordinaire, l’on commence par l’image pour aboutir à l’intelligible, dans le songe, la marche est inverse : l’intellect agent déverse d’abord sur notre intellect possible des intelligibles qui se déversent de là sur notre faculté imaginative, d’où le caractère prophétique des images du rêve. Les songes témoignent donc de la communication directe de notre âme avec l’intellect agent. Les songes nous donnent ainsi l’idée de ce que peuvent être les âmes des planètes : en celle-ci aussi il y a une connaissance imaginative représentant tout ce qui arrivera, connaissance qui émane de l’Intelligence motrice correspondante. Une connaissance de ce genre est exactement l’envers de la précédente, et, tandis que, dans la précédente, il faut préparer l’âme en n’y admettant que les images voulues, le prophète peut et doit se livrer à son imagination.
    Le progrès, pour Avicenne, n’est donc pas dans une ascension poursuivie toujours dans le même sers, mais bien dans un renversement de sens, la connaissance discursive qui vient d’en bas étant remplacée par l’inspiration qui vient d’en haut. Ajoutant que, dans la description de la connaissance abstraite à partir des sens, Avicenne a cherché, en s’inspirant du De anima, à indiquer les facultés intermédiaires entre les sens et l’intelligence, chacune marquant un nouveau stade vers l’abstraction : la « formative » ou fantaisie, qui, retenant la forme sensible, la dégage partiellement des conditions de lieu, de quantité, de mode, sorte de degré embryonnaire de la mémoire ; la « cogitative » ou imaginative, consistant en un travail confus de séparation ou de groupement, sorte d’associations d’images qui ne sont pas encore des universaux ; « l’opinion » qui groupe en jugement les notions de la cogitative, tel que par exemple ce jugement qui fait que la brebis a peur du loup ; la « mémoire » qui conserve les jugements élaborés par l’opinion. Ces facultés, Avicenne les fait dépendre de conditions physiologiques, et il les place naïvement dans les cavités du cerveau de l’avant à l’arrière. Elles accomplissent un travail préparatoire indispensable pour l’abstraction qui en est la cause finale.

Philosophie du Moyen Age. . 1949.

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